Cas de l’art numérique6
L’art numérique a fait l’objet d’une attention particulière en raison de l’effervescence expérimentale dont il témoigne et de sa représentativité en termes d’appropriation technologique, venant d’un secteur reconnu pour son inventivité et sa créativité. Dans ce domaine, la production se divise en une large portion d’œuvres éditées sur supports, disquettes et disques optiques, mais aussi une activité expérimentale foisonnante qui se traduit par toutes sortes de manifestations, installations, happenings, living art, etc. Si la première partie relève bien de la législation française et de l’obligation de dépôt, ce n’est pas le cas de la deuxième, qui constitue un secteur plus informel, non édité ou diffusé sur les canaux commerciaux classiques, pour lequel la récupération et la conservation posent des difficultés importantes.
En effet, la production éditée et diffusée auprès d’un large public suppose une relative standardisation : une œuvre d’artiste faisant l’objet d’une édition sur cédérom doit pouvoir s’installer sur une machine standard, traditionnellement un PC utilisant Microsoft Windows ou un Macintosh exploitant une des versions d’Apple MacOS. La forte composante audiovisuelle et interactive de ces documents nécessite l’exploitation de composants logiciels normalisés dédiés à la conception multimédia tels qu’Apple Quicktime, Adobe Director ou Flash, désormais obsolète, ou encore Microsoft DirectX. En cela, ces documents diffèrent peu d’autres titres multimédias tels que les cédéroms interactifs (visites virtuelles de musées, encyclopédies, méthodes d’apprentissage…) ou certains jeux vidéo.
Les œuvres d’artiste qui n’entrent pas dans ce modèle d’édition et de diffusion auprès du public exploitent généralement le même type d’équipements que décrit précédemment (PC sous Windows / Mac sous MacOS), mais disposent rarement d’un programme d’installation automatique : le créateur est capable de déployer manuellement son œuvre sur le nombre voulu de machines, mais n’a aucune raison d’en faire une version diffusable, pouvant s’installer automatiquement, comme c’est le cas pour une œuvre multimédia commercialisée sur un support informatique et destinée au grand public. Les œuvres sont paramétrées par leur concepteur au gré des conditions particulières de chaque exposition, en fonction de leurs nécessités propres7 et peuvent exploiter des facilités de programmation peu documentées, s’avérant ainsi difficiles à faire fonctionner après quelques années. De plus, les créateurs n’hésitent pas à modifier ou à enrichir les plateformes matérielles qu’ils exploitent : la modification de l’électronique des machines ou l’ajout de composants internes spécifiques8 peut rendre la nécessité de pérennisation particulièrement complexe, voire impossible.
Stratégie de conservation des documents multimédias : la virtualisation
Afin de mettre en lumière cette complexité, il est nécessaire d’expliciter la stratégie générale mise en œuvre par la BnF pour assurer la préservation et le maintien de l’accès aux documents multimédias. Partant du constat que les supports et les machines concernés ont une durée de vie relativement courte (rappelons que le DL trouve ses origines en 1537 !), particulièrement si on la compare à celle des documents plus traditionnels fondés sur l’utilisation de l’encre et du papier, la Bibliothèque nationale de France a opté pour une stratégie de virtualisation la plus complète possible.
Virtualiser un support informatique consiste à en relire toute l’information binaire et à la conserver dans un fichier appelé « image du support » ou plus simplement « image9 ». En effet, les supports concernés, magnétiques ou optiques, ont tendance à se dégrader après quelques décennies, et nécessitent par ailleurs des matériels électroniques (ordinateurs, lecteurs optiques, lecteurs de disquettes, etc.) relativement fragiles, dont la durée de vie est elle aussi limitée, et dont le renouvellement n’est pas envisageable à long terme10. La première urgence consiste donc à décharger (dump) les supports originaux en assurant la plus grande authenticité possible à ce transfert d’information. Ceci peut relever du défi lorsqu’il s’agit de documents parfois anciens ou mal conservés (en particulier dans le cas des dons ou de l’acquisition de documents sur le marché de l’occasion), ou simplement protégés contre la copie par des mécanismes de MTP11 (Mesures Techniques de Protection ou DRM : Digital Rights Management)…
Une fois les supports virtualisés et leur image enregistrée au sein d’un système de stockage pérenne (la BnF exploite à cette fin des solutions robotisées et doublonnées de bandes LTO12), une deuxième étape consiste à substituer aux équipements informatiques requis pour leur exécution (ordinateurs, consoles, périphériques mobiles…) une version elle-même virtualisée : de la même façon que les supports n’offrent aucune garantie d’accès sur le long terme, les machines nécessaires basées sur des composants électroniques ou des plastiques peu résistants au-delà de quelques décennies doivent être remplacées par des solutions plus pérennes.